Méditation pour le jour de Noël proposée par Timothée de Rauglaudre.
Cette dernière méditation sera conclusive. Du moins synthétique. Car aujourd’hui est un début, non une fin. Et le Christ est celui qui ouvre, celui qui récapitule. À sa suite, récapitulons donc. Durant ces quatre dimanches de l’Avent, j’ai exploré pour vous quatre figures bibliques, ou plutôt trois et demi. D’abord celle du veilleur, de l’éveillé, qui guette l’aurore, qui attend la venue du Christ et prête attention au plus petit, à l’opprimé. Celle du prophète ensuite, à travers le dernier des prophètes (avant la venue du Messie), Jean le Baptiste : un prophète qui annonce le temps du Messie, un prophète de paix, de sobriété et de folie, un prophète d’humilité, qui s’abaisse. La figure de Marie enfin, celle qui a la foi révolutionnaire, qui réconcilie l’accueil de l’ange Gabriel et l’annonce libératrice du Magnificat.
Le Verbe s’est fait chair
Chacun de nous, chaque croyant, est appelé à habiter tous ces rôles, à un moment ou à un autre de sa vie, à son échelle. À veiller, à prophétiser, à faire activement confiance. Tous ces rôles nous sanctifient et nous font entrer un peu dans la Jérusalem céleste. Telle est la joie du chrétien. Mais aucune de ces figures n’est un visage évanescent, fantomatique. Ce sont des visages de chair. C’est ce que nous enseigne l’Évangile en ce jour béni de la Nativité de notre Seigneur Jésus-Christ. Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous (Jean 1, 14). Nous connaissons bien cette formule. Mais avons-nous vraiment compris sa portée ? Avons-nous vraiment assimilé ce que signifie ce mystère de l’Incarnation, le mystère de ce Dieu tout-puissant qui a pris notre condition d’hommes, une condition de petit parmi les petits, qui plus est ?
Un matérialisme spirituel
Matthieu nous raconte que les disciples, voyant Jésus marcher sur la mer, sont d’abord effrayés, croyant voir un fantôme (Matthieu 14, 26). C’est là un de nos plus grands péchés. Spiritualiser à l’excès la promesse de l’Évangile. Refuser le monde en attendant l’avènement d’un royaume lointain, dans les hauteurs de l’esprit, sans comprendre que ce royaume est déjà au milieu de [nous] (Luc 17, 21). Que le Christ a pris chair, qu’il est mort en souffrant dans sa chair, qu’il a ressuscité dans sa chair. Qu’il s’est incarné dans une époque, avec ses spécificités, ses paysages, ses souffrances, ses rapports de pouvoir. Que ses paraboles parlent de la terre, de l’humus, parce que la conscience de la matière, de la poussière, est le premier pas sur le chemin de l’humilité. Le christianisme est un matérialisme spirituel, ou un spiritualisme matériel. L’Évangile, c’est une promesse d’universel qui est apparue dans un contexte particulier. Aussi, c’est de façon incarnée, contextualisée dans notre époque, que nous devons recevoir ce message qui, lui, n’a pas bougé. Nous devons être des veilleurs incarnés, des prophètes incarnés, des « servantes du Seigneur » incarnées. C’est seulement avec cette conscience que nous pourrons honorer notre Sauveur, cette faible lueur qui resplendit dans la crèche, et que nous pourrons commencer à voir le royaume qui se bâtit, patiemment, discrètement, autour de nous.
Ce chant pour accompagner la méditation : The Kingdom of God de Taizé.
Timothée de Rauglaudre
Journaliste et auteur
Méditation pour le temps de l’Avent proposée par Timothée de Rauglaudre.
Le premier mot qui me vient à l’esprit, en parcourant l’Évangile du jour, c’est celui de confiance. Une énième lecture de l’Annonciation pourrait susciter une certaine lassitude. Par rapport au passage qui suit directement cet épisode, la Visitation à sa cousine Élisabeth, qui montre une Marie en mouvement, dans l’action, avant d’entonner le chant de libération du Magnificat, celui qui m’a converti, la Marie recevant le message de l’ange Gabriel peut paraître passive. On nous a rebattu les oreilles du oui de Marie, seriné l’image d’une jeune fille un peu naïve et pieuse, qui ne saisit pas ce qui lui arrive mais accepte béatement sa condition. Quand on sait en plus que certaines exégèses féministes ont questionné le passage du Seigneur prenant Marie sous son ombre (Luc 1, 35) comme la possible allégorie d’un viol, le malaise peut s’additionner à la lassitude. La mère de Dieu, modèle premier de toutes les femmes chrétiennes, n’est-elle réduite à être qu’un réceptacle, fût-ce de la grâce divine ?
La foi, confiance active
Mais je lis aujourd’hui cette visite de l’archange avec une certaine tendresse. Dans cette Marie toute bouleversée, qui se [demande] ce que [peut] signifier cette salutation (Luc 1, 29), face à l’ange qui la qualifie de Comblée-de-grâce (Luc 1, 28), je me revois, assis sur les bancs de derrière, à mes premières messes, incapable de comprendre quoi que ce soit à la liturgie, aux prières eucharistiques, aux paroles des chants suivis en chœur par l’assemblée. Et pourtant, j’ai poursuivi mon chemin, sans me poser trop de questions, en me faisant simplement disponible à la découverte, à la surprise. J’ai appris à me dire intérieurement : Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta parole (Luc 1, 38). À demander à Dieu, dans ma prière intime, de prendre les commandes de ma vie, d’en être le seul maître, de me conduire sur ses chemins d’éternité (Ps 138 (139)). Ai-je été une créature passive, cédant à la niaiserie comme un adolescent à l’aube d’une rencontre amoureuse ? Je ne le crois pas. Je crois que la foi, étymologiquement la confiance, est une grâce donnée en toute gratuité, mais que la recevoir, l’accueillir au cœur de son quotidien, d’autant plus à une époque où domine la rationalité instrumentale – la foi ne sert à rien -, est un acte tout à fait souverain, actif, conséquent.
L’effort surnaturel de l’espérance
Quand il y a la foi, l’espérance n’est jamais loin. Espérer, croire que rien n’est impossible à Dieu (Luc 1, 37), est encore un effort monumental, surnaturel même. Bref, tout cet accueil de la grâce divine n’a rien d’un processus passif, il demande beaucoup de forces, il peut même être épuisant. Croire dans la traversée des ténèbres à la vraie lumière (1 Jean 2, 8) est infiniment plus fatigant que se laisser aller au désespoir et à l’apathie. Mais dire cela est un peu facile quand on vit dans une situation plutôt privilégiée. À l’approche de Noël, je ne peux m’empêcher de penser aux chrétiens palestiniens qui s’apprêtent à célébrer la naissance du Sauveur dans l’angoisse des bombes et de la répression, à Gaza, à Bethléem ou à Jérusalem-Est. Comment peuvent-ils voir au-delà d’un horizon obscur comme jamais, et croire que rien n’est impossible à Dieu (Luc 1, 37) ? Comment peuvent-ils entrer dans la confiance ferme de Job, traversant le malheur sans jamais douter de la bonté de son Créateur ? Il n’y a pas de recette miracle. Une telle disposition du cœur, une telle ouverture à l’espérance relève véritablement d’un effort surnaturel. Mais une chose peut y aider. En comprenant qu’il n’y a pas deux Marie, celle de l’Annonciation et du Magnificat, celle qui s’ouvre à la grâce et celle qui proclame dans la joie que le Seigneur renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles (Luc 1, 52), mais bien une seule, en comprenant que l’accueil de la foi est aussi l’accueil de la promesse libératrice du Seigneur, on peut marcher à la suite de Marie et de sa foi révolutionnaire, et alors peut s’ouvrir un chemin qui ne connaît plus aucune limite.
Ce chant pour accompagner la méditation : Bonum est confidere de Taizé.
Timothée de Rauglaudre
Journaliste et auteur
Méditation pour le temps de l’Avent proposée par Timothée de Rauglaudre.
Dimanche dernier, m’interrogeant sur le visage des prophètes d’aujourd’hui, je vous parlais de Jean le Baptiste et de ce qui caractérise selon moi son prophétisme, à la fois dans la lignée de celui de l’Ancien Testament, et d’un genre totalement nouveau, celui du temps du Messie qui vient après le temps du Temple. Je voyais chez Jean à la fois un prophétisme de paix, de sobriété et de folie.
L’Évangile du jour, qui inaugure cette fois-ci celui de Jean, nous montre le Précurseur sous un autre jour. L’Évangile de Jean, comparé aux trois autres Évangiles dits synoptiques, comportant de nombreux épisodes communs racontés de manières différentes, est plus théologique. Il nous dit plus finement, plus mystérieusement aussi, la vision de Dieu que veut nous transmettre Jésus, et la nature du Christ. C’est cet Évangile qui nous montre Jésus-Christ comme le Verbe fait chair et l’Agneau de Dieu.
Que nous dit le texte de Jean le Baptiste ? Sa description est sans doute plus modeste dans cet Évangile. Il est moins le sujet du récit que, véritablement, le Précurseur, celui dont le charisme prophétique consiste principalement à annoncer la venue imminente du Christ. Bien qu’ envoyé par Dieu, il est venu rendre témoignage à la Lumière, afin que tous croient par lui ; il n’est en quelque sorte qu’une médiation.
La voix
Bien plus que dans l’Évangile de Marc, ici, le personnage de Jean semble s’effacer totalement derrière le Christ. Face aux prêtres et aux lévites envoyés depuis Jérusalem, il ne se laisse pas démonter, alors qu’il sait les risques qu’il encourt : il répond à leurs questions. Interrogé sur sa propre identité, il commence par se définir par la négative : il n’est ni le Christ, ni Élie, ni le Prophète.
Comme agacés, les prêtres et les lévites insistent : Qui es-tu ? Il faut que nous donnions une réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dis-tu sur toi-même ? Ses interrogateurs raisonnent d’après les critères du monde : il faut décliner une identité, un nom et un rôle. Le christianisme, pourtant, vient redéfinir l’identité : elle est d’abord relation, unité en Christ, et fraternité avec la création.
Alors Jean le Baptiste formule finalement une réponse positive, mais non moins cryptique, citant plus explicitement que chez Marc le Livre d’Isaïe : Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Redressez le chemin du Seigneur. Cette citation ne nous en dit pas plus sur la nature de Jean le Baptiste. Au contraire, elle l’assimile à une fonction vitale, organique : la voix. Le dernier des prophètes continue de s’effacer.
Un abandon de la volonté propre
Enfin, une dernière fois, les prêtres et les lévites tentent leur chance : qui est ce prophète fou qui baptise dans les eaux du Jourdain ? Jean le Baptiste disparaît encore dans sa réponse, cette fois derrière celui qu’on devine aisément être le Christ : Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas ; c’est lui qui vient derrière moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale. Cette allusion mystérieuse, qu’on trouve dans les quatre Évangiles, mais aussi dans les Actes des apôtres, est une référence à plusieurs livres de l’Ancien Testament – il serait trop long de développer.
Quoi qu’il en soit, en se réduisant ainsi à sa mission d’annonciateur de la venue immédiate du Christ, Jean le Baptiste n’est pas passif : il enseigne aux chrétiens trois mouvements. Je me risque à qualifier le premier de dés-identification. La règle de saint Benoît parlera d’abandon de la volonté propre, ce qui peut nous paraître particulièrement radical dans la société de l’individu que nous connaissons. Ce qu’on doit y comprendre, c’est que le chrétien n’est pas d’abord un « je », mais un enfant de Dieu, qui dans le même élan le cherche et l’annonce. Le souci contemporain de la quête du Moi paraît bien superflu en comparaison. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît, nous dira Jésus (Mt 6, 33).
S’incliner devant la présence du Christ
Ensuite, là où le féminisme anglo-saxon nous parle d’« empowerment », on pourrait voir chez Jean une invitation au « dispowerment » (j’invente le terme). Le Précurseur se tient à l’écart de tout pouvoir, civil comme religieux. Il y a là une forme d’« ethos » anarchisant, qu’on retrouvera dans l’un de mes passages préférés du Nouveau Testament, à la fin de l’Évangile de Marc. Jésus nous dit que, alors que ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir, Marc 10, 42. Les chrétiens eux, doivent, pour suivre leur maître, suivre une autre logique : Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous., Marc 10, 43-44. Le serviteur, l’esclave, c’est celui qui renonce à tout pouvoir.
Enfin, Jean le Baptiste nous invite à un dernier mouvement, qui résume les deux autres : l’abaissement. La prosternation devant le seul maître, celui qui détrône tous les autres, terrestres comme célestes. Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue, dira encore Jean (Jean 3, 30). Quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé, dira de son côté Jésus, Luc 14, 11. L’humilité suprême, celle du serviteur qui s’incline devant le Dieu trinitaire, devant la présence du Christ dans l’hostie ou dans le pauvre, voilà le chemin radical que sont appelés à emprunter celles et ceux qui ont fait le choix exigeant de s’engager à la suite du Christ, comme l’a fait le premier son Précurseur, celui qui prépare ses chemins, Jean le Baptiste.
Mais plus incroyable encore, comme va nous le montrer le mystère de l’Incarnation que nous nous apprêtons à célébrer : le Dieu devant lequel nous nous abaissons, lui-même s’abaisse en se faisant vrai homme, tout petit, innocent dans la crèche, fils de charpentier à Nazareth, puis entrant à Jérusalem à dos d’ânon. La royauté céleste qui se dépouille volontairement de sa toute-puissance, ce mouvement surnaturel que la théologie appelle la kénose, est le signe par excellence du mystère chrétien. Nous voilà invités à nous incliner devant un Dieu qui, lui aussi, s’incline face à nous.
Ce chant pour accompagner la méditation : Regardez l’humilité de Dieu, d’Anne-Sophie Rahm.
Timothée de Rauglaudre
Journaliste et auteur
Méditation pour le temps de l’Avent par Timothée de Rauglaudre.
Qui sont les prophètes d’aujourd’hui ? Le texte du jour, qui ouvre l’Évangile de Marc, inscrit Jean le Baptiste, précurseur de l’Incarnation du Sauveur, dans la lignée prophétique. Dans l’Ancien Testament, le prophète est la figure de la croisée des chemins. L’Esprit qui parle par sa bouche est à la fois un esprit de dénonciation, d’avertissement et de lumière. Il dénonce l’égarement du peuple d’Israël, qui s’est éloigné des voies du Seigneur et a brisé l’unité du corps social voulue par Lui. Il l’a généralement brisée soit par l’idolâtrie, soit par l’enrichissement abusif de quelques-uns au détriment des plus pauvres. Israël se trouve alors face à un choix, annonce le prophète. Ou bien il se convertit, redresse ses comportements et ouvre un chemin de lumière où toutes les nations pourront être accueillies dans la maison de David, signe d’une humanité réconciliée. Ou bien il persiste dans son égarement et alors, Dieu lui prépare de terribles châtiments.
Jean le Baptiste obéit bien à cette image du prophétisme. La mention (approximative) du Livre d’Isaïe est là pour le rappeler : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour ouvrir ton chemin. Voix de celui qui crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Mais il occupe une place bien à part dans l’histoire prophétique. Il est, dans la tradition chrétienne, le dernier prophète d’Israël, celui qui s’apprête à baptiser l’Agneau de Dieu, le Fils de Dieu lui-même. Nous ne sommes plus tout à fait dans le temps messianique, mais dans l’accueil du Messie. Aussi n’est-il pas inintéressant d’examiner ce qui caractérise Jean, choisi pour accomplir cette tâche immense.
Le temps du MessieIl vient d’une famille de juifs fervents, est le fils d’un prêtre, du nom de Zacharie, dont nous tenons le très beau cantique que chantent les moines et moniales et toutes celles et ceux qui suivent la liturgie des Heures, chaque matin, à l’office des laudes, et qui commence ainsi : Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple. Il a fait surgir la force qui nous sauve dans la maison de David, son serviteur. La mère de Jean est Élisabeth, l’autre visage, avec Marie de Nazareth, sa cousine, de la Visitation. Elle est tombée enceinte de Jean, de manière inespérée, malgré son âge avancé. Elle est celle qui est emplie de l’Esprit saint en voyant arriver Marie, enceinte du Sauveur, et qui s’exclame : Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni. Ses deux parents sont des témoins privilégiés de la joie messianique.
Jean, cependant, fait un pas de côté par rapport à l’héritage sacerdotal de sa famille. Ce qu’il prône, pour entrer dans les voies du Seigneur, n’est pas l’observance stricte des rites au Temple de Jérusalem, haut lieu de l’aristocratie sacerdotale, mais le baptême dans les eaux du Jourdain. D’où le nom qu’on lui donne : Jean le Baptiste. Jean opère une forme de transgression, une transgression eschatologique. Le Sauveur arrive, ce n’est plus le temps du Temple, mais celui du Messie. C’est une question qui pourrait se poser dans l’Église contemporaine : la ferveur, la ritualité connaissent une résurgence parmi les jeunes générations, mais nos cœurs sont-ils convertis, sont-ils vraiment prêts à accueillir la venue du Christ ? Les victimes d’abus de toutes sortes n’incarnent-elles pas ensemble une forme de prophétisme nouveau, obligeant l’Église à s’abaisser face à la détresse des plus petits d’entre nous ?
Paix et sobriétéAutre élément qui distingue Jean : c’est un prophète de paix. Certes rebelle, la révolte à laquelle il appelle n’est pas une révolte des armes, comme celle de Judas le Galiléen ou celle des Zélotes contre l’Empire romain, réprimées dans le sang, mais une révolte du cœur. Et son appel attire : il crie dans le désert, mais nombreux sont ceux qui l’entendent. Ce prophétisme de paix évoque celui de Dorothy Day, de Thomas Merton ou, aujourd’hui, du pape François et de tant d’artisans de paix méconnus, qui crient dans un monde militarisé pour que se taisent les armes et brille la vraie lumière. Leur message devrait nous saisir et fructifier en nous, particulièrement dans le contexte que nous avons connu ces dernières semaines, ces derniers mois.
Précurseur, Jean l’est aussi comme prophète de l’ascèse et de la sobriété. Deux siècles avant les Pères du Désert, il quitte le luxe et la corruption des villes pour fuir le monde et vivre en ermite. Il vit de peu : pauvrement vêtu, il se nourrit de sauterelles et de miel sauvages. Sans aller jusqu’à ce niveau de radicalité, de plus en plus de personnes quittent aujourd’hui les villes, sanctuaire de la modernité et de l’accélération, où l’air est empoisonné, pour vivre plus simplement, à la campagne, reprendre des fermes, recréer des solidarités. Ces déserteurs sont un témoignage vivant qui nous dit qu’un autre monde est possible, et que les crises écologiques nous invitent urgemment à le bâtir.
Heureux les fousEnfin, ce qui me frappe dans ce texte, c’est la folie de Jean le Baptiste. Fuir le monde, vivre de peu, annoncer la fin des temps. Pour peu, il me rappellerait ces photos d’hommes et de femmes qui marchent dans les rues en brandissant un panneau qui proclame : La fin est proche. Pourtant, la folie de Jean est signe de son onction prophétique. Là encore, Isaïe nous avait prévenus : Je fais divaguer les devins, je fais reculer les sages et délirer leur savoir. Isaïe lui-même se baladait les pieds nus, en prophétisant la captivité prochaine en Égypte. Saint Paul le confirmera : Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages, 1 Co 1, 27. On parlera bien plus tard de fols-en-Christ pour désigner celles et ceux qui abandonnent leurs biens et le confort de la vie mondaine pour suivre le Christ, dont saint François d’Assise est l’archétype. On peut penser également à toutes ces féministes qui ont été accusées d’hystérie pour les réduire au silence, alors qu’elles ouvraient la voie à un monde de justice, débarrassé des chaînes du patriarcat.
Alors, qui sont les prophètes (et les prophétesses) d’aujourd’hui ? Qu’ils soient prophètes de paix, de sobriété, d’humilité dans l’Église, je suis intimement convaincu d’une chose. Le prophétisme n’est pas une affaire de savants, de technocrates ou d’ecclésiastiques bardés de diplômes. Ce n’est pas une affaire de raison, de froide rationalité. Pour avertir une humanité saisie de pulsions d’autodestruction sur ses égarements, pour prétendre s’opposer à la fuite en avant d’un monde qui se précipite allègrement vers le chaos, pour avoir en son cœur une espérance suffisamment ancrée pour croire que l’histoire peut se renverser et des chemins de lumière, s’ouvrir, il faut être sacrément fou.
Ce chant pour accompagner la méditation : Ce qu’il y a de fou dans le monde, de la Communauté du Chemin neuf.
Timothée de Rauglaudre,
Journaliste et auteur
Méditation pour le temps de l’Avent proposée par Timothée de Rauglaudre
Dans l’Évangile du jour, Jésus invite ses disciples, et par extension nous invite, à veiller. Il insiste : «restez éveillés», «veillez», «veillez donc», «veillez», car nul ne sait quand viendra le maître. L’invitation est d’abord eschatologique : la venue du maître, c’est la parousie, la venue du Christ dans la fin des temps. La mention précédant ce passage, dans l’Évangile de Marc, des persécutions et des guerres qui préfigureront la venue du Fils de l’homme, ne laisse guère place au doute.
Mais le temps eschatologique ne peut être réduit à un temps chronologique qui marquera la fin de l’histoire, laissant les chrétiens à la seule prière dans cette attente. La fin des temps, ce n’est pas que l’achèvement du temps, c’est aussi l’accomplissement des temps. Le Christ est celui qui vient, au présent, qui nous a prévenus qu’il serait avec nous à jamais, dès aujourd’hui. Son royaume se bâtit ici et maintenant, pierre par pierre, un chantier long et discret qui ne sera terminé qu’à la fin des temps. La parousie, en grec, c’est la présence. Le bon pape Jean nous enjoignait à guetter les «signes des temps» à plisser les yeux pour mieux voir les avancées du chantier du royaume, la présence permanente du Christ.
Alors à quoi, à qui faut-il veiller ? La philosophe Simone Weil accorde à la capacité d’attention, une notion proche de celle d’éveil, une valeur supérieure, divine. À travers ses écrits, on trouve des exemples de situations où l’attention se trouve sublimée : la prière, le travail manuel et la défense des pauvres et des opprimés. Cette dernière situation est annoncée explicitement par Jésus dans l’Évangile de Matthieu : au Jugement dernier, seront récompensés ceux qui auront servi les affamés, les prisonniers, les malades, car sans le savoir, ils auront servi le Christ.
Il est intéressant de noter que celles et ceux qui critiquent le «wokisme», en désignant la lutte contre les diverses injustices, le comparent régulièrement aux mouvements protestants de réveil, en soulignant la parenté linguistique. Si la comparaison se veut péjorative, on peut la prendre à contresens. Le restez éveillés de Jésus pourrait se traduire en anglais par «stay woke».
La figure du veilleur est récurrente dans la Bible. La prophétie d’Isaïe demande : «Veilleur, où en est la nuit ?» Les psaumes parlent du veilleur qui guette l’aurore. Dans l’Évangile de Marc, au chapitre suivant, le Christ commençant à entrer dans sa Passion demande à ses disciples de veiller – sans grand succès. L’exégèse chrétienne voit dans le veilleur lui-même une image du Christ. Marcher à la suite de l’Agneau, c’est aussi veiller sur la part de lumière du monde, être lumière face aux ténèbres de l’injustice. Le veilleur réconcilie dans le geste d’attention la prière et l’action au service du royaume.
Timothée de Rauglaudre,
Journaliste et auteur